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Mythe initiatique " la châtaigne ardéchoise"
Les ruelles du Vieil Annonay réservent bien des surprises aux promeneurs curieux. Il suffit de garder toujours les yeux et le cœur grand ouverts.
Devant une vieille porte une femme est assise. Dans cette étroite ruelle coincée entre de sombres murs, un rayon de soleil est venu l’éclairer. Elle épluche des châtaignes. Une petite fille, assise sur une marche de l’escalier de pierre, berce doucement un chaton en fredonnant une chanson.
« S’il te plait, raconte-lui une histoire pour qu’il s’endorme » demande l’enfant.
La femme sourit alors qu’une légende lui revient en mémoire. Elle la tient toute entière au bout de ses doigts agiles, lisses et brillants mais si difficiles à décortiquer… L’enfant voit l’ombre d’un homme qui se penche sur sa mère. Dans la ruelle, le temps semble s’être arrêté :
En ce temps-là, les pentes ardéchoises étaient aussi nues que la main. Les eaux du ciel y roulaient à plaisir et les lavaient mieux que n’auraient su le faire les chercheurs d’or. C’est ainsi que la bonne terre s’en allait et que seuls les rochers restaient. Les Ardéchois gémissaient.
« Regardez-nous » disaient-ils, suant et soufflant courbés sous la hotte. « Nous remontons notre sol sur notre dos comme on porte sa misère. Nous bâtissons des murs... et des murs pour le garder chez nous. Et pourtant les vertèbres de notre pays pointent de partout que c’en est grand pitié ! » Et c’était bien vrai ma foi !
Le cœur affligé des Ardéchois s’éleva tant et tant que le Père Céleste tint conseil dans sa grande mansuétude. Tous avis entendus, la décision fut prise :
« Qu’on leur donne un arbre » dit ce dernier.
Et le châtaignier sortit de terre. Il prit racine partout. Dans la moindre saignée du rocher, il se cramponnait ; dans les combes et les vals, il se multipliait.
Les Ardéchois étaient aux anges. Ils prirent ses feuilles et en firent la litière et la nourriture de leur troupeau, le fumier de leur jardinet et l’ombre de leurs assemblées. De son bois, ils firent la charpente de leur maison, la poutre maîtresse de leur cheminée et la canne de leur berger. Restait le fruit : il était sucré et nourrissant mais, comme tous les fruits des arbres trop vite faits, il était nu sur la branche comme la cerise, la prune ou le raisin. C’était un fruit agréable mais sans esprit.
Les Ardéchois n’osaient pas se plaindre à haute voix ; ils ne voulaient pas discuter un don du ciel mais ils n’en pensaient pas moins. Le grand Pater qui entend tout, et surtout ce qui n’est pas dit, s’irrita d’abord puis il décida de déléguer au pays ardéchois un de ses spécialistes de l’arboriculture.
« Qu’ils fassent donc leurs châtaignes comme ils les veulent en trois coups, pas un de plus. »
C’est ainsi que Noune, le plus éveillé des Ardéchois, rencontra un jour, par hasard, le délégué providentiel au coin d’un bois.
« Alors, Noune » dit l’envoyé « qu’est-ce qui ne va point ? »
« Ma foi, mon bon Monsieur » articula Noune après avoir enlevé sa casquette d’un geste mesuré, « il faudrait peut-être que cette châtaigne soit comme notre cœur. »
Ainsi fut fait. Au lieu de pendre toutes dénudées au bout des branches, les châtaignes se cachèrent à partir de ce jour-là dans une bogue. Des piquants au-dehors, du velours au-dedans et des châtaignes serrées l’une contre l’autre, plates dans le dos, rondes par devant comme l’homme et la femme qui sont les deux moitiés d’une même chose !
Au second jour, Noune fut à nouveau consulté.
« Alors, Ardéchois, qu’a donc cette châtaigne qui ne va point ? »
« Ma foi, mon bon Monsieur » répondit-il après avoir enlevé sa casquette, « il faudrait bien qu’elle prenne son temps et.... qu’elle nous le donne. »
Ainsi fut fait. La châtaigne s’entoura d’une pellicule brune et résistante. On devait dès lors la déshabiller avant de la manger...... la déshabiller patiemment, calmement entre les doigts après l’avoir fait danser dans les flammes. C’est ainsi que les choses qui ne se donnent pas simplement prennent le goût délicieux de l’attente. Le temps pris par la robe de la châtaigne, la châtaigne le rendit aux Ardéchois. Elle fit aussi un pacte d’amour avec les grands feux de bois qui dansent dans les yeux jusqu’au fond de l’âme. C’est ainsi que les Ardéchois s’accoutumèrent à se réunir le soir à la veillée et à causer pour causer..... et à rêver pour rêver.
Au troisième jour, Noune fut à nouveau consulté pour la dernière fois.
« Alors » dit l’envoyé « vous voilà contents, toi et les tiens ? »
« Ma foi, mon bon Monsieur » répondit-il après avoir enlevé sa casquette, « encore faudrait-il que notre châtaigne ne soit pas trop parfaite. »
Ainsi fut fait. La châtaigne reçut une deuxième enveloppe fine et ligneuse à la fois qui épousait tous ses contours et rentrait parfois dans sa chair comme les racines du châtaignier dans les interstices de la roche..... ou bien comme ces petites choses de la vie qui viennent se glisser dans les grandes pour l’irritation ou le désarroi de ceux qui voudraient que tout leur soit donné d’un seul coup.
Noune regretta d’abord d’avoir souhaité ce qui lui fut accordé. Et puis au fil des jours... et des jours, il ne regretta rien du tout. Cette seconde peau paya au centuple son existence. Elle laissa dans les replis secrets du fruit de petits accroche-gorges légèrement râpeux qui firent merveille ! « Qu’on apporte à boire ! » cria-t-on les soirs de veillée. On tira des tonneaux des pichets de vin rouge et des pichets de vin blanc.... et l’on se mit à s’adoucir le gosier par de franches lampées... et l’on se mit à parler... et l’on se mit à rire.... et l’on se mit à chanter.
Depuis, lorsque le grand Pater, les soirs d’hiver, écoute les bruits de la terre, il entend dominant les clameurs et les tumultes, les fureurs et les cris de rage, le cœur puissant des Ardéchois qui chantent à pleins poumons autour du feu en mangeant leurs châtaignes. C’est ainsi qu’il comprend, après en avoir douté peut-être, que sa création a du bon.
La femme se redresse, un sourire attendri sur les lèvres ; une étincelle brille dans les yeux de l’enfant. Elle jurerait qu’avant de disparaître, l’ombre de l’homme lui a fait un petit signe de la main.
Texte d’André Griffon